Bulletin de l'ALSFX, automne 2011

Souvenirs de Montfort: Les Trains

Je veux commencer ce récit de mes souvenirs de l’époque des trains à Montfort et Newaygo en partageant avec vous une représentation toujours aussi claire dans ma mémoire qu’elle l’était voilà 61 ans, lorsque j'ai vécu la scène. Je sais que c’était il y a 61 ans parce qu’il s’agissait d’un grand jour dans ma vie, mon troisième anniversaire de naissance. C'était un vendredi soir et comme d'habitude ma famille et moi nous sommes retrouvés à la gare de Montfort pour l’arrivée en grande pompe du train du vendredi soir. Il ramenait mon père de Montréal, ainsi que mes frères sœurs, pour la fin de semaine. Bien que je sois certain que tous étaient à bord du train cette nuit-là, j'étais alors principalement intéressé par l'arrivée de Catherine, l’aînée de mes soeurs. Elle ne manquait jamais d'apporter les plus beaux cadeaux. Je me revois très clairement, debout à côté de ma mère, sa main sur mon épaule pour que je ne me retrouve pas devant le train à la suite d’un mauvais mouvement. L’arrivée du train en gare et jusqu’à son immobilisation, voilà ce qu’a expérimenté un petit bonhomme de trois ans.

J'étais, tout à la fois, impressionné et intimidé mais particulièrement curieux. C'était un monstre noir et la plus étincelante des machines que je n’aie jamais vues. Cette locomotive se trouvait juste en face de moi, sifflant et crachant des nuages de vapeur. Des bruits aussi bizarres qu’impressionnants en émergeaient aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Sur le dessus, sa cloche massive nous assourdissait lorsqu’elle se mettait à sonner. Son phare était énorme et pouvait éclairer la voie de la gare jusqu’à la plage de Montfort. Elle arborait plus de bébelles, de protubérances, de cylindres et de tubulure que ce que je pouvais compter. Un vrai mystère de savoir à quoi ils pouvaient bien tous servir ? Les mécaniciens étaient juchés tellement haut, dans leur cabine, que je devais me pencher en arrière juste pour les voir. Ils étaient comme des princes, et tout ce que je savais faire était de sourire et de saluer lorsqu'ils regardaient en bas. La scène m’avait tellement captivé que j’en avais oublié pourquoi j'étais si excité par l’arrivée de ce train en particulier. Puis le petit convoi s’est éloigné de la gare. La cheminée de la locomotive crachait des quantités énormes de fumée noire et de vapeur. On entendait un grondement aussi formidable que le tchou, tchou, tchou qui l’accompagnait. Tout d'un coup les roues commencèrent à patiner et le tchou-tchou s’accéléra. Du sable sortait des tuyaux, devant les roues et sur les rails. Sur ce roulement à billes, le merveilleux mastodonte accélérait en rugissant. En le perdant de vue, le but principal de ma venue de nuit à la gare me revint à l’esprit.

Elle était là, ma sœur aînée. En descendant de la plate-forme, elle semblait en arracher avec le très gros sac à main qu’elle portait. En arrivant en face de nous, elle plongea la main dans son sac, tout en me souhaitant un joyeux anniversaire, et elle en retira le chiot le plus petit, le plus bizarre que nous n’ayons jamais vu. Nous l’avons nommé Smokey et, pendant dix-sept ans, il fut au centre de ma vie et le meilleur ami que je n’aie jamais pu espérer. Ceux qui sont depuis longtemps à Montfort se souviendront certainement de Smokey parce qu’il a laissé sa marque dans la communauté ; un courailleur jusqu’à la fin. Je ne sais pas pourquoi ce souvenir est si vif dans ma mémoire ; peu importe que ce soit l'expérience magique de me retrouver face à face avec cette locomotive à vapeur ou l'apparition de Smokey dans ma vie par cette nuit de juillet. C’est l’événement marquant qui a fait naître mon intérêt pour les trains, plus précisément les trains à vapeur, et qui est à la base de tous les souvenirs que j’en ai.

Maintenant, parlons de l'ère des trains à Montfort/Newaygo. Tout d'abord, l'orphelinat et le chemin de fer étaient tous deux au cœur de la vie ici. Tout ce qui est arrivé ou sorti d’ici, l’a fait par train. Jusqu’au milieu des années cinquante, les voitures et les routes n'étaient pas très fiables et tout le monde ne pouvait s'offrir une auto. Le train était notre principal lien avec le monde extérieur. Il était tellement important dans la vie de ma famille que nous avons donné un nom au train sur cette ligne: “La Flèche de Montfort” (“The Montfort Bullet”). Ce n'était pas le véhicule le plus rapide sur roues et il me semble qu'il n'était également pas le plus ponctuel. Cependant il était fiable et, pour la plupart d'entre nous, nous ne pouvions compter que sur lui. Il a conduit les membres de ma famille de Montréal à Montfort chaque été et, ne serait-ce que pour cette raison, il fut un élément central dans nos vies. Un été en ville était totalement impensable. Le voyage comportait un transfert de trains. On filait d’abord de la Gare centrale de Montréal à Val Royal ; puis de Val Royal à Montfort pour la véritable aventure. Le voyage était précédé d’une course folle et angoissante entre les trains, avec tous nos bagages. Il était important que nous les ayons bien placés si nous voulions garder nos sièges ensemble. Je ne me souviens pas tellement des conditions du voyage, sinon qu'il semblait très long avec de nombreux arrêts. C’était très ennuyeux pour un jeune de mon âge. Arrivés à la gare de Montfort, nous étions tous fatigués et très heureux d'être enfin ici.

Tout au long de l'été, le train a amené mon père tous les vendredis soirs et l’a reconduit en ville les dimanches soirs. Malheureusement, lui ne pouvait pas passer l’été à Montfort comme nous. Le week-end a toujours été un événement excitant, quand toute la famille descendait à la gare pour l’arrivée du train et pour y accueillir de nos membres ou les amis de la ville. C’était tout le contraire lorsque nous devions aller les y reconduire.

Les vendredis et samedis représentaient une occasion d'affaires précieuse pour les enfants du village. Plusieurs d'entre nous apparaissions avec nos voiturettes pour le transport des bagages, aller-retour pour un cinq cents. Pouvez-vous imaginer faire ça pour cinq sous ? Mais, cette pièce de monnaie nous fournirait des bonbons pour toute la semaine ; pas une mauvaise affaire du tout ! Avez-vous déjà remarqué comment les chalets de Montfort et de Newaygo sont regroupés plus densément autour de la voie ferrée ? C'est parce que cela rendait beaucoup plus facile le transport des marchandises et des matériaux apportés par le train. Ces lots les plus proches de la gare ou de la station étaient parmi les plus convoités.

Le train de nuit du vendredi a été une véritable institution. Parce qu'il amenait tous les vacanciers du week-end, on y ajoutait souvent des voitures pour accommoder les passagers supplémentaires. Nous pouvions l’entendre quitter la gare de Morin-Heights et tout le monde retenait son souffle en l’écoutant au loin gronder tout en montant la grosse côte du lac Chevreuil. Vous pouviez presque percevoir les prières de la foule sur le quai, implorant pour qu’il puisse franchir cette côte. A bien trop d’occasions il n’y parvenait pas et devait reculer jusqu’à Morin-Heights puis recommencer. Ces nuits-là, la déception et la frustration de tous ceux qui attendaient et qui devraient patienter une demi-heure de plus pour voir arriver leurs familles était palpable. Mon père avait coutume de parler de l'époque où les hommes devaient descendre du train et marcher pour alléger la charge.

Les trains de voyageurs n'étaient pas les seuls à utiliser cette voie ferrée. Presque chaque jour on sentait vibrer le sol au passage d’un ou de plusieurs trains de marchandises. De véritables convois, et souvent tirés par deux ou trois robustes locomotives. Ils s'arrêtaient rarement, mais c'était un réel spectacle de voir le chef de gare sortir et attacher un message à une boucle au bout d’une perche, puis de surveiller le mécanicien du train se pencher et le décrocher en passant, avec ce qui semblait être une houlette de berger.

Montfort était une destination touristique florissante dans ce temps-là ; couplez-lui le trafic de marchandises et vous devinerez l’importance de ce poste ferroviaire. La gare était en conséquence, avec deux voies de garage à côté de la ligne principale et une plaque tournante. Il y avait toujours des wagons de passagers et des voitures de fret garés sur les voies de garage. Les enfants les utilisaient comme terrain de jeu. Les wagons de passagers ont également fourni un abri aux visiteurs de fin de semaine qui ne pouvaient pas trouver ou se payer une chambre, pour autant qu'ils n’aient pas été repérés. Souvent, les trains de marchandises incluaient une voiture cuisine pour les travailleurs des chemins de fer. Ma soeur savait comment s’y prendre avec les cuisiniers pour nous obtenir des tartes. Je ne sais pas comment elle réussissait ça ; elle ne nous l’a jamais révélé. La plaque tournante nous émerveillait. Elle était située juste derrière la plage de Montfort, où se trouve le court de ballon volant aujourd'hui. Nous, les enfants, y accourions tous quand une locomotive y était réorientée. Elle ne pouvait pas se mouvoir à la vapeur, mais la plaque était tellement bien équilibrée qu'un groupe d'enfants comme nous arrivait à la déplacer. Cependant c'était quand même un effort énorme pour de petits enfants et nous l'avons souvent laissée à moitié tournée, à l’exaspération des travailleurs ferroviaires. Les murs de la gare étaient en panneaux de sapin de Colombie (BC fir) peints. Elle comportait une grande zone d'attente, réchauffée par une truie, une billetterie et une pièce pour la télégraphie où l’on entendait constamment le tic, tic, tic du télétype. Montfort a été assez gros pour avoir un chef de gare à temps plein, M. Lapointe, qui vivait dans le village.

Il y avait aussi une salle de fret, avec de grandes portes coulissantes. En plus de la gare, on trouvait un abri à draisine (pout–pout) et un entrepôt. Savez-vous ce qu'est une draisine? C'est un petit véhicule sur rail qui transporte des travailleurs ou de l’équipement où ils sont requis. Nous en avions des automotrices qui émettaient ce pout-pout, et d’autres à propulsion manuelle. Les travailleurs étaient des hommes du village, comme M. Chartier et M. Tassé. Je ne sais pas pourquoi cela me fascinait tant de voir les hommes monter sur ces draisines et partir pour leur lieu de travail. J'ai toujours voulu embarquer avec eux, mais n'ai jamais eu le courage de demander.

Enfin, mon rêve de rouler en pout-pout a été récompensé. Dans les dernières années du chemin de fer, quand j'ai eu dix ou onze ans, que la station a été fermée et les travailleurs partis, mes amis et moi avons hérité du plus élémentaire des pout-pouts. Il n'avait aucun moteur ni aucun mécanisme d’entraînement. C'était une plate-forme sur roues et il nous paraissait certainement avoir été laissé là comme jouet pour les enfants. Sinon, pour quelle autre raison ? Au cours de deux étés, nous avons poussé la draisine pour plein d’expéditions. Elle avait tendance à dérailler. Nous l’avons utilisée pour dévaler la côte du lac Chevreuil, couchés sur le ventre, à surveiller les roues. Puis nous sautions lorsqu'elle semblait s’apprêter à dérailler. Pouvez-vous imaginer que, à l'âge d'onze ans, nous avons eu notre propre véhicule et que nous avons vécu plusieurs jours passionnants à voyager sur les rails à son bord? Tout cela s’est terminé un jour lorsque, en descendant la côte du lac Chevreuil, nous avons fait face à un train arrivant en sens inverse. Nous avons tous sauté, mais notre pauvre pout-pout ne s’en est pas sorti.

Newaygo avait également une station. C'était juste un toit avec des bancs en dessous et elle était située là où se trouve aujourd’hui le garage de la propriété de Heather Ball. Cela me rappelle également des souvenirs très spéciaux, et de même pour tous les autres enfants de Montfort/Newaygo de cette époque. Nous l’avons utilisée comme quartier de bande. C'était notre lieu social et nous y avons vécu les aventures propres aux gars et filles rendus à l’âge de la préadolescence. Je pourrais raconter quelques histoires, mais certaines de ces jeunes filles et garçons vivent encore sur le lac et, par égards pour tous, je pense qu’il serait préférable de ne pas divulguer de vieux secrets.

Le chemin de fer était également présent dans la plupart de nos activités familiales. En de rares occasions nous l’empruntions pour des excursions d’un jour, à Morin-Heights ou à Lac-des-Seize-Îles. Presque quotidiennement nous avons marché sur la voie, du village à la plage de Montfort. Nous avions intérêt à connaître les horaires des trains pour éviter d'être sur la voie ferrée lorsqu'ils devaient passer. On nous a appris à mettre notre oreille sur le rail et à reconnaître les vibrations pour savoir s’ils approchaient. Un de nos grands jeux était de voir jusqu'où nous pourrions marcher, en équilibre sur un rail. Souvent, toute la famille était à parcourir la distance de Montfort à Newaygo sur la voie. Je me souviens que mon père me lançait le défi de marcher tout le long sur un rail, sans mettre le pied à terre ; il allait m'acheter un casseau de crème glacée au magasin de Payne, à Newaygo (maintenant la maison de Heather Ball), si je réussissais. Mon père a également demandé au mécanicien la permission de me laisser monter dans la cabine du train, un jour qu'il était en gare. Ce fut toute une expérience, vécue dans l’exaltation.

Je pourrais continuer sur des pages et des pages, mais j'ai déjà pris beaucoup plus d’espace que prévu. Je veux conclure par une image que j’espère pouvoir vous transmettre. Fermez les yeux et imaginez-vous assis sur le lac dans un canot. Le lac est absolument calme et les collines s’y reflètent merveilleusement. Puis soudain on voit apparaître le train. Il fait trembler les rails et sa cheminée crache des tourbillons de fumée et de vapeur. Comme il se rapproche, vous pouvez apprécier sa splendeur, son imposante masse d’un noir étincelant, son phare brillant et ses wagons avec les passagers aux fenêtres. Ensuite, lorsque le train arrive à votre hauteur, ce grondement profond et puissant qui vous saisit. Tout cela encadré dans le superbe environnement du lac et des collines vierges de Montfort/Newaygo.

J'ai eu la chance d'avoir vécu cette scène et je peux vous assurer que sa beauté est inégalable, qu’une fois vue, vous ne pouvez jamais l’oublier.

Dave Clark